PORTRAIT

Revue Point contemporain #15

Extrait d’un texte du magazine Point contemporain #15

Delta Inc - Exposition
Vue d’exposition, Pieces, commissariat de Daniel Hofstede, 2017, Backslash, Paris. Courtesy de l’artiste et Backslash. Photo Jérôme Michel

Que ce soit dans la verve poétique et revendicatrice d’un Guy Debord nous incitant à dériver dans le quadrillage serré des rues, dans les mythes fondateurs où Thésée déjoue la complexité du labyrinthe, dans les récits fantastiques de Marcel Aymé où Passe-muraille traverse les murs, ou encore dans l’univers des Marvel et des mangas aux personnages dotés d’un pouvoir surhumain, l’artiste urbain recherche consciemment ou inconsciemment, un alter ego. Une figure qui, comme lui, échappe à la censure, à l’autorité, à la normalisation afin d’atteindre les replis secrets de la ville, ces zones miraculeuses, ces espaces interstitiels pour y développer librement sa pratique. Pour Boris Tellegen, qui a suivi des études à l’Industrial Design Engineering de Delft (Pays-Bas), cet alter ego pourrait être ces sculptures à la fois technologiques et architecturales au caractère androïde qu’il place dans les espaces urbains des grandes métropoles. Des sculptures monumentales (Laid Back robot, Enschede, 2016), imbrication de formes géométriques formant une métaphore de la ville, qui évoquent ses dimensions imposantes et son caractère dynamique, cette tension qui toujours la fait tendre vers le futur. Une esthétique reconnaissable dans le travail de l’artiste qui se retrouve dans ses premières fresques urbaines exécutées dès le début des années 80. À cette époque, les œuvres murales de Boris Tellegen aka DELTA convient le passant à assister à des scènes au caractère futuriste, composées de lettrages en volume, de formes fuselées. Une invitation à échapper à la rigueur de la ville, à l’agencement rectiligne des murs, pour définir dans ce qui pourrait s’apparenter à un chaos organisé, une nouvelle image dont les lois sont totalement redéfinies, autant dans leur construction que dans leur mise en perspective. Un amalgame qui renvoie à l’intrication contemporaine des architectures, à l’explosion démographique, à ces strates de temps, de formes et de tendances sur lesquelles les grandes métropoles s’édifient jour après jour. Si les influences de Boris Tellegen sont à chercher dans les cultures dynamiques du manga ou de la sciencefiction, son style induit toujours une mathématique complexe et rassemble des qualités plus scientifiques. Ses réalisations nous font atteindre des dimensions dépassant la géométrie euclidienne du volume, la théorie quantique d’un temps et d’un espace mis en équation. Des entités, comme nous démontre l’artiste, qu’il est possible d’infléchir, plier, étirer ou condenser en accomplissant certains actes mystificateurs. La peinture est de ceux-là. La fresque permet d’invoquer des personnages, de poser des signes qui transcendent le réel, d’inviter l’imaginaire sur une surface morne et que rien ne destine à la féerie. Et si « Le danger le plus grave qui menace Paris et sa banlieue est la tendance à l’uniformité, à l’impersonnel, à l’alignement ; un style caserne avec une légère touche d’établissement pénitentiaire ; on discerne mal aisément ce que l’inspiration poétique pourra y puiser. (1)

» Boris Tellegen, par sa peinture, réussit à faire une percée dans la réalité, à interpeller des cultures très différentes. Par le seul souffle de la bombe de spray, il noue d’autres fils, plus existentiels. Le graffiti est à comprendre comme une expérience collective de dépassement, de croisement des mondes, capable de réunir des inspirations et des références sans contrainte et sans limite. La peinture est devenue un instrument libératoire, une antisurface, susceptible de creuser des perspectives nouvelles, de dissoudre le crépi, et même le béton, d’ouvrir des brèches dans ce mur qui exprime l’interdit, dans le continuum de l’espace et du temps. Un décloisonnement systématique qui s’effectue aux travers d’effets 3D ou de trompe-l’œil, de jeux stylistiques qui lui permettent d’étendre ou de comprimer la surface, de créer du volume ou d’en creuser la matière pour nous donner accès à ses respirations intérieures. Plutôt que de couvrir des toiles, de maquiller leur derme, l’artiste dès ses premières œuvres d’atelier continue à sonder cette problématique de la surface, du recouvrement pour atteindre une profondeur. Ses productions sur bois ou papier présentées lors de sa première exposition Surface (2012) à Backslash témoignent de faire de cet écran qu’est le châssis ou la feuille, un passage, d’en percer l’uniformité et de lui donner physiquement la même profondeur. Il nous dit à ce propos « Ce qui est drôle, c’est que depuis le début, je m’interroge sur le retour du motif du mur dans de nombreuses œuvres (comme les pièces de SEEN avec des chutes de pierres par exemple). Mais en fait, il s’agit d’une question d’évolution. Je ne voulais pas ajouter quelque chose à une surface, mais faire en sorte de créer du volume. Puis gratter un peu la surface et montrer ce qu’il y a à l’intérieur. » Un mur composé de recouvrements successifs et qui nous livre ses couches de crépis, d’affiches, de peintures… C’est cette mémoire à laquelle veut nous faire accéder Boris Tellegen. La mémoire d’une ville, la connaissance de son histoire et en même temps de ses temps successifs. Pour lui, « Les murs eux-mêmes témoignent des signes si l’on sait y être attentif : après avoir regardé l’endroit où je devais intervenir, j’ai vu les marques que les bâtisseurs avaient laissées : des marques orange, des nombres, quelques lignes. Je voulais jouer avec cela, et avec un minimum de matériel, déconstruire l’endroit. » Sans perdre le lien avec cette esthétique si particulière caractérisant son travail mural, il reformule ses interrogations sur la notion de chaos, et avec elle l’organisation du monde et des sociétés qui l’habitent, à travers de grands monochromes écorchés laissant apparaître dans leur faille l’existence d’une profondeur. Dans ses œuvres sur papier ou sur bois, il met à mal cette planéité, créant des reliefs ou creusant la surface à partir de motifs géométriques. Un travail qu’il poursuit par le collage, associant des gestes de découpe et de déchirement. En soustrayant ou en accumulant ses formes, il donne vie à la surface, la dote d’un mystère, lui confère une complexité. Les œuvres de Boris Tellegen se refusent à la planéité, renvoient aux volumes, au vivant, à l’effervescence des villes. Elles en restituent la complexité des phénomènes visuels et sonores quand la lumière comme les sons se répercutent sur les surfaces et sont absorbés par la pierre ou renvoyés par le béton, réfléchissent les formes sur le verre.

« Et le ciel envahi de vagues territoires
Où transhument sans fin des troupeaux, des tribus,
Passe avec la solennité des préhistoires
Sur les bâtiments qui n’en sont qu’en leurs débuts
Changeant déjà l’espace en zone extra-terrestre
Et du coup – c’est très sûr – l’âme des habitants. » (2)

Jacques Reda

Les œuvres sur bois de Boris Tellegen poursuivent ce même esprit d’enchantement. La surface se rélève, se réanime, elle devient un corps vivant fait d’un épiderme complexe, d’un réseau souterrain de fils qui en relient les parties, assurent des jonctions secrètes. Elle est un être qui s’ouvre au regard, profite de la désagrégation de sa surface pour s’épanouir. Un sentiment que l’on ressent de façon très évidente dans Fault Zone (2013) son intervention dans les entrailles du Palais de Tokyo dans le cadre du Lasco Project #2. Une manière aussi d’exorciser le réel, de montrer que sous l’apparat de béton, existent des dimensions insoupçonnées.

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Exothermic, De Fabriek, Eindhoven 2010. Vue d’exposition. Courtesy de l’artiste et Backslash

Chaque feuille, planche de bois ou de plaques de plâtre est comparable à un mur, une palissade, est une porte qui s’ouvre permettant au regard d’aller toujours plus loin. L’artiste rend possible cette expérience du secret, témoigne de ce temps d’investigation où l’artiste urbain accède au cœur même de la ville, à ses terres inconnues qui pourtant sont concomitantes à la réalité de chacun.

« L’accès, comme il se doit, n’est pas libre pour la cohue ;
il n’est pas non plus strictement réservé, mais, par précaution
et pour le confort des usagers, on le dissimule. » (3)

André Pieyre de Mandiargues

Si les premières œuvres de l’artiste relèvent d’une construction portant sur l’étude des matériaux, de leurs potentialités plastiques, l’exposition Current (Backslash, 2015) marque l’avènement de la couleur, et avec elle l’étude devient alors picturale : « J’ai seulement fait l’ajout de quelques couleurs primaires. Rouge vif, bleu, jaune. Il y a beaucoup de références qui se croisent. Cela va des vieux classiques comme le style hollandais, aux couleurs lumineuses des graffitis et des jouets. » Si l’artiste dans ce second opus « joue à nouveau avec les tensions et les contradictions dans les études des formes », sa préoccupation a changé. Elle renvoie à l’intériorité, celle qu’un Van Eyck ou qu’un Vermeer construisent dans la représentation d’une intimité. Les œuvres de Boris Tellegen ont des qualités et des préoccupations qui sont celles de la peinture, une peinture qu’il élabore comme une architecture et dont, à la manière d’un Paul Klee rappelant « on commence par construire une charpente de l’œuvre à bâtir. » (4), il pourrait énoncer mathématiquement les principes de construction qui sous-tendent la composition de ses œuvres. Des gestes qui annoncent ses colosses aux accents constructivistes, des formes sculpturales qu’il met en résonance avec les architectures des bâtiments des villes par des positionnements de surfaces, les dotant des mêmes impressions de verticalité et de massivité, insistant sur l’exploration des combinaisons possibles entre les hauteurs des bâtiments, l’univers des robots japonais et les totems tribaux. Des figures dont les trajectoires désignent l’espace et qui condensent la dynamique des nouvelles géométries urbaines. Des recherches que l’on retrouve dans l’exposition Pieces (2017) à travers des œuvres composées à partir de vues isométriques propres à créer de la profondeur dans l’agencement des différents plans et qu’il élabore à partir de logiciels de constructions 3D, mais aussi dans des sculptures rappelant la complexité des architectures, de ces « villes de béton » créées à partir de matrices numériques. Poursuivant ses recherches sur le langage informatique et la place qu’il occupe dans nos sociétés, l’artiste évoque, avec l’exposition 20 bits, cette relation à l’ère du postdigital avec notre environnement, le transhumanisme, nous donnant ainsi accès à une vision de ce futur qui habite déjà notre présent mais qui reste insondable et mystérieux pour la majorité d’entre nous.

1 André Hardellet, Préface à Paris, ses poètes, ses chansons, 1975, t. III, p. 276.
2. Jacques Reda, Vue de Montparnasse, in Hors les murs, collection poésie/Gallimard 1982, p.29.
3. André Pieyre de Mandiargues, Porte dévergondée, Gallimard, 1965, p.10.
4. Paul Klee, Théorie de l’art moderne, coll. Folio essais, Gallimard, 1956, p.11.

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20 bits 3, 2019. Papier, impressions toner, acrylique, 29,7 x 21 cm. Courtesy de l’artiste et Backslash

Né en 1968 à Paris
Vit et travaille à Amsterdam
www.deltainc.nl
Représenté par Backslash Paris, Alice Gallery Brussels et Ron Mandos Amsterdam
Expositions récentes (sélection)
2019
Super User Access, Alice Gallery, Brussels
2018
UnPlot, Ron Mandos, Amsterdam
Post-Graffiti Stress disorder, MARCA, Catanzaro, Italia
Future is Collective, Backslash, Paris
Beyond the Streets, Los Angeles
2017
Pieces, Backslash, Paris
Friendly takeover, commissariat Daniel Hofstede, MIMA Museum, Brussels
Rietveld meets Mondrian, Mondriaanhuis Amersfoort
Actualités
Du 07 novembre au 20 décembre 2020
20 bits, exposition personnelle, commissariat Daniel Hofstede, Backslash 75003 Paris